Judah n'était ni naïf, ni stupide. Alors il ne se fit aucune illusion lorsque Bella lui proposa, avec cette moue qui voulait tout dire, qu'ils discutent de ce qui s'était passé. Ça n'avait été qu'un baiser, mais le jeune israélien n'avait cessé d'y penser. D'abord parce qu'il avait aimé cet instant, mais aussi et surtout parce qu'il n'avait pas compris la réaction de la jeune femme. Et s'il y avait bien une chose qu'il ne supportait pas, c'était de ne pas comprendre quelque chose qui le concernait d'aussi près...

Il y avait beaucoup pensé, s'était posé un nombre incalculable de questions, sans jamais trouver de réponses satisfaisantes. Avait-elle subitement décidé qu'il n'était pas assez bien pour elle ? Trop jeune pour espérer avoir quoi que ce soit avec elle ? Ou peut-être ne lui plaisait-il pas, et n'avait-elle pas osé le lui dire plus tôt ? Dans un cas comme dans l'autre, il voulait savoir, car être maintenu dans cet état d'attente et de crainte constante n'était bon pour personne. Il était prêt à entendre les pires choses, était prêt à entendre tout plutôt que de devoir accepter de passer plus de temps dans l'incertitude. C'était insupportable.

Suis-moi, marmonna- t-il.

Il n'attendit pas que Bella demande à son prof de leur prêter la salle. Il n'avait pas cette patience la, malheureusement. Alors il prit son poignet, et l'entraîna à sa suite dans une salle vide. Elle n'avait visiblement pas servi depuis des lustres, il y avait une odeur de renfermé qui manqua de le faire éternuer. Il ouvrit les fenêtres et revint s'adosser au bureau professorale, fixant Bella, dans l'attente d'un mot, d'une phrase, de tout et n'importe quoi. Mais il avait été trop bien élevé pour se permettre de la brusquer, de la forcer à parler.

Il passa une main dans les boucles noires qui retombaient sur son front, un peu nerveux. Bien sur, il n'était pas amoureux, son cœur n'allait pas se briser si elle lui annonçait qu'il n'était pas son genre et qu'elle le trouvait dégoûtant. Mais c'était tout de même un moment stressant pour lui, et désagréable au possible. Lui qui avait attendu ce moment depuis trop longtemps ne pouvait s'empêcher de n'avoir qu'une hâte : partir.

Dis-moi juste pour quelle raison tu m'ignores. Tu me plais, s'entendit-il dire avec horreur, tu t'en es rendue compte, mais si tu me dis que... Bref, je peux comprendre. Mais que tu m'évites, je ne comprends pas.

Spoiler:

Il enfonça ses mains dans ses poches, l'esprit raisonnant de mots qu'il n'était pas certain de comprendre. Ou peut-être les digérait-il trop bien ? Aucune importance. Tout ceci était simplement surréaliste, et pour dire la vérité, il aurait préféré une explication plus terre à terre, plus directe. Il aurait préféré qu'elle l'envoie balader, il en était maintenant sûr. Après tout, qui était-il pour aller contre les aspirations des parents de Belladonna, lui qui lui avait simplement volé un baiser et s'était ensuite comporté comme si elle lui devait quelque chose ? Ça n'était clairement pas le cas, et il s'en voulait de ne l'avoir pas compris tout de suite. Il se sentait mal, un peu trahi, un peu déçu, très perdu. Abandonné, finalement, alors qu'il n'y avait jamais rien eu, rien qui justifie ce qu'il ressentait, en tout cas. Et c'était très désagréable à ressentir, très déstabilisant. Il serra les poings au fond de ses poches, et expira longuement, se repassant mentalement les paroles de la jeune femme.

"Tu me plais aussi, tu sais".

"Enfin, je n’ai jamais vraiment envisagé qu'il pourrait y avoir une autre option."

Ses premières paroles furent dures, injustifiées. Il les regretta aussitôt, mais se senti aussi étrangement soulagé.

Tu le savais, pourtant, non, que tu me plaisais ? La moindre des choses aurait été de le dire, que rien n'était possible, ni même envisageable. Ça m'aurait épargné... tout ça.

Il était un goujat, mais ça n'était pas ce qui comptait le plus, à cet instant. Il ne la quitta pas du regard. Il plongeait ses yeux dans ce regard qui lui plaisait tellement. Il espérait trouver quelque chose, une petite étincelle qui lui dirait qu'il n'était pas le parfait abruti qu'il avait l'impression d'être. Il n'avait pas le coeur brisé, c'était rassurant, il n'était même pas triste. Juste déçu. Fâché, un peu. Blessé dans son orgueil de mâle, lui qui était si fier de valeurs basées sur l'honneur et la fierté se rendait compte que la couche de vernis se craquelait doucement mais surement, et espérait qu'elle ne s'en rendrait pas compte. Qu'allait-elle penser de lui, après ça ? Qu'allait-elle raconter sur lui, à ce Caleb qu'il ne connaissait même pas, ou peut-être juste de vue ? "Tu l'auras vu, tout pitoyable, tout perdu, on aurait dit un gamin". C'était ridicule. Elle n'était pas ainsi, se morigéna-t-il. Elle ne parlerait pas de lui ainsi.

Je suis désolé.. Je me comporte comme un imbécile, je m'attendais juste à.. autre chose. Je ne vais pas te dire que je comprends, parce que je ne comprends pas. Mais je suppose qu'on peut... Oublier ça, non ? Essayer de faire comme si on était de simples connaissances, qui apprennent à mieux savoir qui est l'autre, et repartir d'un bon pied. Je m'entends bien avec toi, et.. je crois qu'il en va de même pour toi.

Il se passa une main dans les cheveux. Stress, angoisse, peur, mal-être. Besoin urgent de taper dans quelque chose, de se perdre dans les méandres de l'histoire, de voir Layla. Tout ça à la fois. Et enfin, il réussit à lui sourire, à trouver, quelque part, l'envie de relativiser. Elle ne disait pas qu'elle ne voulait plus lui parler, au contraire, il lui plaisait. Juste, elle ne pouvait pas, elle était perdue, elle était probablement mal à l'aise. Ce fut un vrai sourire, lumineux, parce que lorsque Judah souriait, ça n'était jamais pour de faux, jamais pour donner le change et se faire passer pour quelqu'un qu'il n'était pas. Il était comme ça, vrai, un peu trop parfois.

Il s'approcha, et du dos de l'index, caressa très légèrement la joue de la jeune femme, avant de se reculer de nouveau, et de tendre la main, signe universellement connu de celui qui souhaite faire connaissance.

Je m'appelle Judah. Je crois que nous pourrions bien nous entendre.

Ça n’était pas vraiment une question d’amour. C’était une question d’amour propre, de fierté, de franchise, mais ça, Judah ne le dit pas. Il n’était tout simplement pas convaincu que ça aurait pu changer quoi que ce soit, ou que ça aurait permis d’éviter ce qu’il redoutait : devoir renoncer à elle, à sa présence, et à son sourire pour sa propre fierté. Il ne servait à rien de ressasser ce qui aurait pu être, et ce qui n’avait pas été, tout simplement parce que parfois, il faut être capable d’accepter qu’on n’est pas totalement maitre de la situation, que d’autres variables viennent s’ajouter, et modifient la donne d’une façon qu’on ne peut contrôler. Il faut accepter que le contrôle total, ça n’existe pas. Sauf exceptions qu’il vaut mieux ne pas expérimenter.

Aurait-il voulu qu’elle lui donne une chance ? Qu’elle se force à quelque chose avec lui, par… Pitié ? Non, jamais de la vie. Finalement, elle avait, tout compte fait, choisi la meilleure solution. S’en aller, le laisser réfléchir, penser de son côté à elle, malgré les défauts que la stratégie pouvait comporter. Voilà, d’accord, il l’acceptait. Il n’avait pas le choix, certes.
Son sourire s’élargi alors qu’elle attrapait sa main et la serrait, et il fut heureux qu’elle entre dans son jeu. Qu’elle leur donne une seconde chance. Il était heureux qu’elle accorde une chance à leur amitié naissante, et qu’importait le reste. Du moins, il lui faudrait s’en convaincre. Ca ne serait pas aisé, mais pas impossible non plus.

« Belladonna. On m’a dit que tu te débrouillais plutôt bien à l’épée… Penses-tu que ce serait possible que tu me donnes quelques cours ? »

Il acquiesça. Bien sûr que c’était possible, et il s’en ferait une joie. Peut-être pas maintenant, car il y aurait probablement d’autres cours, et parce qu’il n’avait aucun matériel avec lui, mais dès qu’elle le souhaiterait, il prendrait le temps de lui montrer tout ce qu’il savait de l’épée et de lui donner conseils et opinions sur ses propres capacités.

« Je serais ravi de t’aider, bien sûr. Qu’est-ce que tu dis que l’on se retrouve ce soir, par exemple ? Tu pourras me montrer ce que tu sais faire, ça serait une bonne base, je pense. »

Il lui sourit, et, alors que l’on frappait à la porte, une classe attendant probablement pour venir travailler ici, il se pencha et l’embrassa sur la joue, d’un baiser qui ne laissait aucune ambiguïté. Elle était la plus belle fille qu’il ait croisé depuis bien longtemps, mais elle était aussi, à présent, son amie. Elle lui avait confié ses doutes, mine de rien, raconté ces choses un peu intimes que l’on garde habituellement au sein d’une famille. Pour lui, elle s’était rendue fragile, alors qu’elle aurait tout simplement pu trouver une excuse bidon, comme beaucoup d’autres l’auraient fait à sa place. Mais non, elle lui avait dévoilé ses doutes, et la façon un peu tordue dont son univers fonctionnait.

C’est ce à quoi pensait Judah lorsqu’il sortit de la salle, supposant qu’elle sortirait elle aussi peu après lui. Comment aurait-il réagit si on lui avait dit, un jour, qu’il était censé épouser une jeune fille qu’il connaissait à peine, qu’on avait choisie pour lui ? Il avait un sens du devoir tellement fort, et accordait une telle importance à l’honneur, que cela soit le sien, ou celui de sa famille, que sans doute aucun, il aurait consenti à ce sacrifice. Et peut-être, avec le temps, aurait-il accepté l’idée, rejetant d’office la possibilité qu’une autre femme puisse partager sa vie. Alors, maintenant, avec un petit effort, il parvenait à comprendre ce que ressentait Belladonna, ou, du moins, à l’imaginer. Elle n’avait guère eu le choix, et lui avait bouleversé le cours des choses. Peu importe que cela ait été d’une façon agréable ou non, que cela ait été positif, ou à l’inverse, désastreux : le fait est qu’il l’avait laissée au pied du mur, obligée de prendre une décision qu’elle aurait dû ne jamais avoir à prendre. Comment, dans ces conditions, lui en vouloir ?

Il eut un sourire, parcourant les couloirs de l’école. Cette entrevue n’avait certes pas tout réglé, mais avait remis les choses en place, et l’avait aidé. Il se sentait mieux, détendu. Elle avait retiré un poids de ses épaules, et il se rendait compte à présent, avec soulagement, que ce qui lui avait manqué, ça n’était pas la sensation de ses lèvres contre les siennes, c’était surtout sa présence, et bien sûr, son rire. Surtout son rire, et la façon avec laquelle il pouvait être avec elle, sans prendre de gants à chaque instant, sans chercher à être quelqu’un d’autre. C’était, réalisait-il, son amie, qui lui avait manquée.

Il avait hâte d’être à ce cours qu’il devait lui donner.